
Alain Freudiger
Né en 1977 à Lausanne, Alain Freudiger est écrivain et critique de cinéma. Rédacteur et membre du comité de la revue cinéphile Décadrages, Alain Freudiger écrit également dans la revue de critique sociale La Distinction. Il est en outre archiviste à la Radio suisse romande. En 2008, Alain Freudiger a reçu la Bourse d’écriture littéraire de Pro Helvetia.
livre(s) sélectionné(s)
Arpenté
paru aux éd. La Baconnière
Tout est dans le mot du titre. « Arpenter », c’est « mesurer la superficie d’un terrain », « parcourir à grands pas un lieu délimité ». Dans ce cas, le terrain « arpenté » est celui de l’enfance du Je (Alain), vécue dans les années 1980 dans le Pays de Vaud, notamment dans un espace s’étendant entre Oppens, Pailly, Orzens, Essertines, Vuarrens et Yverdon. « Ce territoire, en quelque sorte, mon enfance a consisté à en prendre la mesure », et, parallèlement, dit le narrateur, « m’y mesurer — me former à ses formes. »
Dès les premières lignes du texte, nous (il y a bien un « nous ») nous plongeons dans cet espace-temps que le Je reconstruit par un habile travail d’exploration de la mémoire, qui n’est pas sans rappeler, certes, celui de Colette (comme indiqué dans le rabat du livre), mais aussi celui proustien et sa géographie. Dans ce contexte, il est difficile de ne pas y penser lorsque le narrateur avoue qu’à la naissance de sa sœur Magali, il n’arrive pas à se rappeler son nom et l’appelle Madeleine : « Parce que j’aime ce prénom, est-ce à cause de Marie-Madeleine, plus sûrement à cause de la pâtisserie dont je raffole. »
Par un récit très sensuel, qui s’ouvre sur l’un des lieux emblématiques de l’enfance — la cour de l’école — et s’achève sur la perspective d’un déménagement imminent, nous suivons le vécu d’un « personnage » âgé de trois à sept ans. Celui-ci découvre et apprend à se penser lui-même, à penser autrui, ainsi que son monde, son corps et leurs limites. Il en va de même pour la langue, avec ses sonorités et sa substance signifiante, sa puissance et sa charge encore magique (« les lutins sont là et je les vois, à partir du moment où on en parle »), mais aussi ses interdits, ses bornes, et donc son « dé-hors », selon la prononciation de la mère américaine d’un ami du narrateur.
Alain Freudiger nous offre ainsi un livre des « premières expériences », qui forment le substrat d’une existence. De la texture sensorielle du monde à celle de l’infini, des bois à la ville, de la nature à l’industrie, de l’agilité du corps à ses faiblesses, de la fraternité à la perversité des autres, des limites à leur transgression : autant d’expériences personnelles dont l’essence touche à l’universel. Sous la plume de Freudiger, elles prennent forme dans un double présent — celui de l’enfance et celui du récit — et à travers une langue qui assume à la fois le regard émerveillé de l’enfant et celui, rétrospectif, de l’adulte qui se remémore et partage ses souvenirs avec le lecteur. Il revient alors à ce dernier d’arpenter à son tour ce livre dans toute sa beauté.
Martina Della Casa
les inédits
Quand j'étais boueux
C’était l’automne, il faisait pluie, ça n’arrêtait pas depuis plusieurs semaines, moi j’étais là aussi avec les autres, seulement moi j’étais tout miquelet. Du haut de mes dix-sept ans, j’essayais aussi de pelleter, de creuser pour ériger la digue, comme les autres, mais j’allais moins vite, j’étais moins fort. Et très vite en à peine deux heures, j’avais des cloques aux mains, ça faisait mal, j’avais pas l’habitude de peller, mais fallait continuer. Le vieux gnôlard il disait que ça me faisait du bien, que j’avais des mains d’intellectuel, des mains de pédale, qu’il fallait que je sache enfin ce que c’était de bosser, qu’il arrêterait de m’emmerder seulement quand j’aurais le cal comme lui aux mains. Le vieux gnôlard il me balançait des boules de boue dessus, régulièrement, pour emmerder.