Moi, Jacques Troyon, enseignant à la Cité

Moi, Jacques Troyon, enseignant à la Cité

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Le RdR et moi !

Quelle outrecuidance dans ce titre ; quelque peu pompeux, certes. Mais j’assume et c’est parce que je peux me targuer de faire partie d’un cercle très sélect. Là encore aucune velléité de mise en avant ; rien de chic ou de distingué, mais plutôt de rare. Je fais partie du groupe d’enseignants ayant plus de cinq participations au Prix. En fait j’en suis à ma neuvième !

Depuis l’année scolaire 2011-2012, et la 3e édition du Prix, puis de la 4e à la 7; petite interruption en 2016-2017 ; et de la 9e à la 12e. Je peux donc prétendre à une certaine expérience. En outre, j’ai eu la chance et le plaisir de participer au Comité de lecture durant quatre ans, de 2013 à 2017. Là aussi, lire une centaine d’œuvres, par année (!), débattre avec des « collègues » qui sont devenus pour certain.e.s des ami.e.s, choisir et proposer une sélection fut une expérience magique et pédagogiquement très intéressante. Côtoyer un journaliste, des auteurs, des professeurs, des libraires, des doctorant.e.s, dans des discussions riches, parfois vives, voire violentes, mais toujours dans le respect et la recherche du bon texte. De bons moments passés chez les uns et chez les autres.

Mais revenons à mes nombreuses participations. Celles de mes élèves devrais-je plutôt dire. Car sans les élèves, point de RdR ; je leur demande leur avis, dans une présentation du Prix pleine de verve et d’enthousiasme, que je dois pouvoir prétendre partagé, au printemps, avant que la sélection ne soit publiée. Il s’agit donc d’élèves que je connais et que je vais suivre en 2e année. Sur Vaud, trois années de gymnase (collège, lycée,…) permettent d’accéder au certificat de maturité et au baccalauréat (eh oui, nous avons encore un baccalauréat !). Donc en fin de 1e année, voie maturité – j’y reviendrai – j’expose le projet, l’aventure, le défi, et lorsque les élèves y adhèrent dans un enthousiasme délirant, j’inscris la classe. Évidemment avec l’accord de ma Direction, qui, je la remercie encore, n’a jamais discuté mes doléances.

Pourquoi des 2e et pourquoi des matus ? Premièrement parce que je ne me vois absolument pas arriver à la rentrée d’août, au premier cours de français, devant des élèves que je ne connais pas et poser sur le bureau un paquet de 10 romans (ne dites pas que ce n’est pas possible : aux 1e et 2e éditions, il y en avait 11 !) et leur dire : « Bonjour, Bienvenue au Gymnase de La Cité, je m’appelle Jacques Troyon, je suis votre maître de français et vous allez lire 10 romans durant… le 1er semestre ». Voir leurs têtes peut être une expérience enrichissante et saugrenue, mais côté relationnel, c’est plutôt mal barré. Quant à la raison du choix d’élèves de matu, joker ! Mais chapeau à mes collègues qui se lancent avec des élèves d’écoles professionnelles. Et super chapeau à mes collègues de Suisse italienne et de Suisse allemande.

Et pourquoi n’ai-je commencé qu’à la 3e édition ? Et bien parce que comme certain.e.s d’entre vous, j’avais une sorte d’appréhension, ou de préjugé, osons le mot, face à cette « aventure ». Une idée de projet monstre, chronophage. En outre, en 2009, la littérature romande n’était pas vraiment ma tasse de thé. J’en suis revenu, rassurez-vous. Et plutôt deux fois qu’une !

Mais c’est une autre raison, plus pernicieuse, plus profonde, qui a retardé mon entrée dans le club des passionnés du RdR ; j’enseigne dans un gymnase, disons, traditionnel, « classique », La Cité ! au cœur de la vieille ville, au sommet de la colline, dans des murs historiques, classés ; le premier établissement secondaire supérieur du canton, et pour certain.e.s … le seul ! Autant dire que certaines voix me sont venues aux oreilles disant que ce n’est pas sérieux (quand on a 17 ans) de se lancer dans une telle aventure, que LE programme ne peut souffrir une telle entorse ; et puis de la littérature romande !!! Cela m’a poursuivi jusqu’à ce qu’un de mes collègues, chef de la file de français, romancier à ses heures, ne soit lui-même sélectionné pour… le Prix.

Mais venons-en à la pédagogie et à mon expérience avec des élèves. Comme mentionné plus haut, la 1e édition fut en 2011-2012 avec les élèves de la classe 2M10. De forts sympathiques élèves au demeurant. J’avais décidé de consacrer 3 périodes de français sur les 4 durant le premier semestre à la lecture, à l’étude des textes, et à l’accueil des auteurs. Mon parti-pris était la confiance absolue. Et ne pas mettre de pression. Aucune. Donc de ne pas évaluer les élèves sur les textes du Roman des Romands. Grande naïveté de ma part. Mais au moins j’ai appris que ce n’est pas parce que les élèves n’ont aucune pression qu’ils/elles lisent davantage. Que nenni ! Donc l’année suivante, je suis revenu à une forme d’évaluation. En fait j’ai proposé des travaux de portfolios, des travaux de création, très divers, allant de textes (chapitre 0 ou chapitre suivant ; récit selon un autre point de vue,…), à des créations plus manuelles (1e et 4e de couverture, jaquette, marque-pages, cartes postales, affiches, objets promotionnels,…), à des émissions radios, à des films, etc. Avec un grand succès. Et vous ne pouvez pas savoir le degré d’innovation, d’imagination et d’invention de nos chères têtes blondes.

En 2013, 2014 et 2015, j’ai eu la chance de travailler avec des collègues, mais sous la forme d’un Club de lecture. Les élèves du gymnase s’inscrivaient librement en début d’année à ce club qui se réunissait durant les pauses de midi, soit 45’ par semaine ; une sorte de cours facultatif consacré au RdR. Autant dire que nous survolions les œuvres. Donc, ces élèves avaient leurs propres cours, leurs propres lectures et en plus les x romans de la sélection. Une sinécure ! Dire que ces élèves étaient motivés est une lapalissade, mais le temps consacré au Prix était ridicule. Aujourd’hui encore je m’en veux d’une telle organisation.

Au début de l’opération « Portfolios », je demandais cinq travaux. Beaucoup trop. Maintenant, j’en suis à trois. Un ou deux à remettre après les vacances d’automne, et le solde avant Noël. La difficulté réside dans l’évaluation, et les critères propres à des travaux de création. Pour des travaux si divers, il est difficile de comparer. La conscience d’une certaine subjectivité permet de juger en notre âme et… conscience.

La rencontre avec les auteurs est LE moment des élèves ; c’est LEUR rencontre ; je leur demande de préparer des questions. Diverses. Biographiques, thématiques, stylistiques, etc. Je propose qu’un.e élève présente l’auteur, dise un mot de bienvenue ; une heure plus tard, les élèves s’épuisent. Littéralement ; entre ceux qui n’ont rien dit, au mieux qui la ferment et qui font semblant d’écouter, ou d’avoir l’air intéressé.e.s, au pire qui bavardent, se recoiffent, c’est généralement le moment de passer à la phase conviviale : séance de dédicaces (ça marche bien), petite friandises et boissons. Une auteure a même proposé une activité aux élèves. Nos élèves restent des ados, certainement gênés de rencontrer un.e auteur.e vivant.e, timides, n’osant pas s’exprimer de peur de dire une bêtise. Avec certain.e.s, le feeling s’installe d’emblée ; Alexandre Friederich par exemple, a mis les élèves à l’aise ; pourtant son texte n’était pas des plus accessibles, Ogrorog, ils n’avaient rien compris ; avec d’autres, c’est l’enfer ; Anne Cuneo, par exemple, qui a d’emblée agressé les élèves, leur aboyant preque dessus : « Posez-moi des questions, j’attends ! » Mais la plupart du temps, les rencontres se passent très bien, ce sont des moments riches, précieux, sans lesquels le RdR n’aurait pas ce petit plus, qui en fait un Prix génial.

Le moment du vote est toujours particulier. D’abord je le place avant les vacances de Noël. On rediscute tous les textes, on passe en revue les critères d’évaluation d’un « bon » roman. Puis les élèves votent, à bulletin secret. Celles et ceux qui ont lu tous les romans de la sélection, bien évidemment. Ensuite on dépouille au tableau noir. 3 étoiles pour le n° 1, puis 2, puis 1 ; on comptabilise les 3 étoiles, ainsi que le nombre de points par auteur. Un instant magique. Il va de soi que les élèves veulent connaître mon propre classement ; à ce stade je le leur donne. Mais pas avant, et je me garde bien, pendant tout le processus, de donner mon avis sur les œuvres. J’essaie, dans la mesure du possible, de ne pas influencer le jugement des élèves. Pas simple.

Encore une chose. La décision de se lancer dans le Prix intervenant au printemps, je peux commander et recevoir les textes (en principe !) avant les grandes vacances ; ainsi les élèves ont l’ensemble de la sélection avant de profiter généreusement de l’été ; je leur demande de virevolter au gré des pages et des livres à leur guise. Généralement, je leur conseille de lire le texte le plus long, cette année Au petit bonheur la brousse de Nétonon Noël Ndjékéry. Et leur indique le programme de la rentrée, généralement l’ordre alphabétique des auteurs. Ou alors je procède en fonction des rencontres avec les auteurs. J’ai bien sûr conscience que mes élèves ont une chance énorme. Et moi aussi !

Bref, participer au Prix est toujours une aventure hors norme. Le petit moment de surprise à la découverte de la sélection. Le moment de panique à la vue du nombre de pages, ou de l’épaisseur du « paquet ». Le travail de l’été à préparer les textes. Le bonheur de travailler sur ces textes avec les élèves. Le plaisir de découvrir les travaux des élèves. Le plus grand bonheur encore de recevoir les auteurs. Parfois, nous avons la chance de les recevoir tous. C’était avant Corona ! Celui-là, on peut dire qu’il nous aura bien emm… Pas de 1er débat en novembre 2020. Pas de 2e débat en janvier 2021, qui devait se tenir précisément à La Cité avec les délégué-.e.s de toute la Suisse. Et probablement pas de Cérémonie de remise du Prix et de clôture de cette 12e édition fin janvier. J’ai une pensée émue pour les personnes des Comités, qui se donnent corps et âme pour que vive le RdR. Encore un immense merci à elles et tout particulièrement à sa Présidente.

Et comme les élèves sont toujours différents (encore une lapalissade !), pourquoi s’arrêter là ? S’ils/elles le veulent en avril 2021, en route pour la 13e.

Jacques Troyon
Gymnase de La Cité, Lausanne

Le RDR et moi !
Un texte de Jacques Troyon