Yverdon s’attaque à Violence de Claudio Ceni

Yverdon s’attaque à Violence de Claudio Ceni

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Sujet : Claudio Ceni, Violence, pp. 70-71

[Situation]

Le passage proposé est extrait du roman Violence de Claudio Ceni, écrit en 2015. Dans ce roman, l’auteur dresse le portrait d’une société où les violences sont omniprésentes ; que ce soit dans la sphère familiale, au travail, dans le couple, l’individu du 21ème siècle est confronté à une violence physique et psychologique à laquelle il ne peut se soustraire.

Au coeur de ce récit, on retrouve Tony, un quarantenaire, consultant dans une boîte qu’il a lui-même créée, marié et père de deux enfants. Mais malgré ce profil qui semble idéal – Tony gagne bien sa vie et semble avoir tout pour être heureux – rien ne va plus. Son couple bat de l’aile, ses enfants sont en crise, ses affaires se portent mal, la déprime s’installe. C’est dans ce climat pour le moins oppressant que Tony doit se rendre à Genève pour négocier un contrat ; on le retrouve donc sur l’autoroute, le matin, au moment où tout le monde se rend au travail. Ce trajet est-il exempt de violences ou sont-elles déjà là, présentes, au coeur du trafic ? Et si oui, cette violence trouve-t-elle aussi son origine dans l’abandon des autres (p. 345) ?

[Division]

Ce passage est constitué de quatre moments principaux :
1.    Lignes 1 à 8 : surcharge de trafic : le narrateur décrit la situation de la circulation routière avec son lot de bouchons et de retards d’aménagement. Le plan de la narration est au présent ; phrases assertives à valeur de description ; champ lexical du « trop » (saturée, engorgé, mendier une place,…).
2.    Lignes 9 à 22 : pétage de plomb : le passage se poursuit par l’évocation d’une anecdote qui illustre la violence des déplacements dans un territoire surchargé comme la Suisse aujourd’hui. Rupture de la séquence, flashback (« il y a quelques mois », l. 8.9), passage au temps du passé (imparfait descriptif), champ lexical de la violence (heurter, tressauter, peur, abattre,…) univers sonore et visuel marqué (klaxons, phares,…).
3.    Lignes 23 à 29 : lueur d’espoir : parenthèse positive, Tony trouve une place dans le long serpent de carrosseries qui le conduit à Genève grâce à la gentillesse d’une automobiliste. Retour au présent (plan de la synchronie), champ lexical du soulagement (remercie, protéger, confort,..), phrase généralisante en forme de morale (Les voitures ne servent…).
4.    Lignes 30 à 31 : chute mortelle : la radio s’allume et communique une information brutale d’une violence inouïe. Enonciation extérieure marquée par l’italique, tournure passive, changement de lieu (Marseille).
Cette division permet de mettre en évidence l’absence d’espoir qui caractérise la société d’aujourd’hui : la violence guette et encercle. Quand on croit y échapper, elle nous tombe dessus. Le jeu de décalage entre différents plans (passé vs présent ; ici vs ailleurs) permet de souligner cette universalité.

[Axe(s) d’analyse]

Dans cette analyse, je vais tenter de démontrer qu’il est vain de vouloir échapper à la violence contemporaine et que celle-ci est surtout générée par l’indifférence aux autres (ou l’égoïsme).

[Analyse]

Le texte commence avec deux métaphores (procession l. 1 et mendier l. 2) quasi religieuse qu’on peut interpréter comme une prière que doivent faire les automobilistes pour gagner leur place au paradis (entrer dans le trafic). On peut également relever déjà l’absence des hommes, que nous retrouverons par la suite, soulignée par la personnification des lignes 1-2 (les carrosseries l’obligent à s’arrêter). Quand on prend sa voiture, on devient une chose qui encombre et qui empêche les autres de réaliser leur désir d’avancer : nous sommes tous potentiellement les empêcheurs d’exister (de circuler) des autres…

Le vocabulaire employé pour décrire le trafic est constitué essentiellement de termes négatifs (absurdité l. 3, pollué l. 6, stress l. 8) et de verbes indiquant le mouvement, mais surtout son absence (obliger à s’arrêter l. 2, s’insérer l. 3, saturer l. 4, engorger l. 4, rien changer l. 7, résister l. 8). Comme pour ajouter enfin à cette ambiance d’immobilisme et d’agacement, le texte répète sans cesse le phonème [e] (assonnance) : l’oblig[e], s’arrêt[e], mendi[e] entr[e], s’insér[e] absurdit[e], satur[e], ann[e], engorg[e], réput[e], pollu[e], chang[e], résist[e]. Les voitures sont donc bel et bien coll[e] à la chauss[e].

Se déplacer constitue un réel challenge qui use les nerfs et qui peut rendre fou. D’ailleurs la deuxième partie peut être lue comme une conséquence de cette situation intenable ; le texte évoque en effet l’histoire d’un type (modalisation dépréciative ou du moins de mise à distance) qui n’a plus pu contenir cette violence latente. L’oxymore (hurler en silence, l. 10) souligne avec force cette violence contenue qui finit par sortir. La comparaison (comme une attraction de fête foraine, l. 12) illustre non seulement la danse étrange dessinée par le véhicule, mais encore dénote l’aspect divertissant que peut prendre ce spectacle pour les autres automobilistes. Loin donc de compatir, ils se régalent (ce qui renforce encore notre lecture fondée sur l’égoïsme crasse). Ensuite, la folie est mise en évidence de deux façons : d’une part, par une précision (l. 11), il ne frappe pas seulement avec ses poings mais aussi avec sa tête (hyperbole suggestive), ce qui relève de la perte de maîtrise absolue. D’autre part, l’aliénation (devenir autre) est rendue sensible par le fait que ce n’est plus lui qui semble agir, mais sa voiture. Comme si elle l’avait vampirisé, comme si c’était elle qui exprimait sa détresse (réification exprimée à travers les multiples personnifications) : ses essuies-glaces balayaient l. 17, ses warnings clignotaient l. 18, ses phares s’allumaient l. 18. Notons également que le mouvement des essuies-glaces mime le geste d’un homme qui appelle au secours et que les phares disent la volonté d’attirer l’attention sur sa détresse… Mais personne ne répond : les autres feignent de ne rien voir (l. 14). Ils voient donc, mais restent inactifs jusqu’à ce que ce soit leur tour de craquer (l. 10). La fin de ce passage se termine sur un fantasme hyperbolique (on abatttait les automobilises déments) assez rare dans le livre, mais qui en raison de cette rareté doit faire l’objet d’une interprétation attentive : cette notation pourrait relever de cette volonté égoïste inconsciente de liquider tout ce qu’on ne veut pas voir, de faire comme si ça n’existait pas. L’homme qui craque déchoit de son humanité et ne mérite pas d’être traité mieux qu’ un chien errant (l. 22).

Et soudain, au milieu de l’horreur, un rayon de soleil apparaît (est-ce à l’échelle du roman ce que Jeanne va représenter pour Tony ? Le fait que ce soit une jeune femme l. 23, encourage cette interprétation). Tony semble soulagé, malgré l’absurdité de la situation ; les temps de parcours en voiture sont similaires à ceux qu’un vélo effectuerait : à quoi bon se déplacer en voiture alors ? Une phrase à valeur générale et universelle en forme de morale s’impose ainsi comme une explication : Les voitures protégent les individus de la folie. Mais une morale inversée en réalité, car c’est bien les voitures et leur nombre toujours croissant qui finit par rendre fou. Ce rayon de soleil dure un instant, un instant seulement.

La dernière partie s’offre en effet comme la lame d’une guillotine qui tombe et broie tout espoir : la violence ressurgit de façon abrupte et brutale. Une voix extérieure (italique), du passé (a été retrouvé), de l’ailleurs (Marseille). Là aussi la violence, comme un trait d’union avec celle que Tony vient de subir. Le ton se veut neutre (tournure passive), factuel (aucune modalisation affective), mais la neutralité apparente ne réussit pas à diminuer l’horreur de l’information, bien au contraire elle la renforce.

[Conclusion]

Ainsi Tony est comme pris au piège, encerclé par la violence : il la voit sur la route, il l’entend à la radio. Contaminé par elle, il ne peut que la faire subir aux autres pour l’exorciser. C’est d’ailleurs peut-être une des leçons du livre. Saoûlé par la violence subie, l’individu ne peut que se montrer violent envers lui-même et les autres. D’où l’égoïsme, l’enfermement sur soi-même et le néant relationnel.

Jeanne, comme un rayon de soleil, saura un instant éclairer de sa flamme et de sa liberté le destin de Tony, mais comme dans ce passage, il n’y a pas d’issue ; un jour, la violence ressurgira, aussi abruptement qu’une information à la radio et viendra briser tout espoir de bonheur. La violence, encore et toujours, vient de la solitude et y condamne ! A la fin, Tony finit seul, abandonné.

Analyse de Claudio Ceni, pp. 70-71